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Donc ce type de 24 ans fabrique ses synthés tout seul dans sa chambre d’ado

« Bordel, moi aussi je veux faire ça ! Qu’est-ce que je me fais chier à vivre dans un T1 à 500 balles le loyer avec une infiltration au plafond, une douche sans porte et un proprio qui a l’air d’être plus enclin à regarder Slam que La Maison France 5. Si je faisais de la musique dans une cabane enneigée à mille mètres d’altitude ?! » C’est en général ce qu’on se dit, à quelques nuances près, quand on discute avec le musicien bricoleur solitaire S8JFOU.

A quelques nuances près, parce que creuser un pan de montagne pyrénéenne, pour y construire une maison d’à peine neuf mètres carrés, y foutre un poêle à bois, un piano droit, un saxophone et du hardware pour composer, bon, ça se fait encore. Par contre, on doit être moins nombreux à se dire tiens, « l’industrie du synthétiseur est en train de se gourer complètement en ce moment, je vais me mettre à fabriquer les miens, ça va aller plus vite. » A 24 ans, ce Nantais d’origine débarque de sa montagne mais ne sort pas de nulle part. Trois albums, deux modèles de synthétiseurs fabriqués, une BO pour le documentaire Alaska de son pote tatoueur-baroudeur Ivan Le Pays, et de nombreuses vidéos réalisées sous son ancien pseudo Bonsoir Michel – le tout en autodidacte – autant de raisons de se pencher sur le cas de celui qui ne se pose pas tant de questions que ça sur sa santé mentale.

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Crédits photo : Nicolas Dorbon

Son premier synthé : le Peeps Synth

C’est à Nantes, dans son ancienne chambre d’ado dévastée par les outils, les sachets de potars accrochés au mur et les chutes de bois traînant ça et là, que pendant plusieurs semaines il s’est enfermé pour concevoir et programmer deux prototypes de synthétiseurs numériques. Attention, on rentre dans le dur (désolé pour ceux qu’on perd). Son premier synthé, baptisé Peeps Synth (et basé sur Axoloti Core), reproduit un preset du Prophet-5 (conçu par Dave Smith) qui associe l’enveloppe auxiliaire au filtre. Vous suivez ? Ce réglage d’usine énormément utilisé par James Blake a été ensuite associé à tout un tas de sonorités et de fonctions qu’on ne retrouve habituellement pas sur un même objet. Pour « faire simple », le Peeps Synth regroupe un synthé, une boîte à effets (reverb, tape delay, possibilité de rentrer du son extérieur comme un micro pour avoir accès aux effets du synthé pour le micro) et un deuxième synthé de drone indépendant du premier, non relié au clavier.

« Pour moi, il y a une frontière entre le milieu du synthé modulaire et celui du synthétiseur en tant qu’instrument prêt à être utilisé. Avec le modulaire on est plus sur des gens qui parfois conçoivent des modules chez eux qui peuvent changer le monde de la musique actuelle. Des gens que personne ne connaît et qui se mettent à en produire en gros. Ça ne s’arrête jamais. Il y tout le temps des modules qui sortent et qui proposent des nouvelles choses. Le milieu du synthétiseur classique, lui ne fait que reproduire ce qui a déjà été fait alors qu’il y a des possibilités de dingue. J’aime beaucoup l’objet clavier/synthé et je me suis dit ‘ok, j’ai envie d’en avoir un qui soit hyper beau presque un peu naïf, trop petit mais qui sonne comme de l’analogique !’ » Après un mois de boulot et quelques stories sur Instagram, il est le premier surpris de l’afflux de demandes. « Celui que j’ai présenté dans les vidéos est fait à l’arrache, avec du contreplaqué ! Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il y ait des commandes. Je me disais que ça intéresserait vite fait les gens. Du coup, je me suis dit que j’allais leur faire plaisir et en profiter pour me faire un billet. C’est un truc hyper génial de faire ça. »

Ancien étudiant aux Beaux-Arts de Nantes issu du graffiti vandale, ouvreur de squats, habitué des sorties sans achat dans les magasins de bricolage et adepte du train hopping (sujet sur lequel il ne souhaite pas s’exprimer mais qu’il évoque en subliminal dans son travail), S8JFOU avait déjà fait parler de lui en septembre 2017, à la sortie de son deuxième album Before I Move Off. Plus libéré, moins séquencé que le premier au titre déjà évocateur (Constr8re Ma Maison), laissant plus de place au clavier, aux textures sonores et l’expérimentation, ce deuxième projet avait été entièrement produit dans son studio/chambre, le Wonder/Zénith (ex-Wonder/Liebert). « Je m’étais fait un tout petit studio son dans la cave et je dormais dedans sur un lit/mezzanine où mes pieds dépassaient. Je n’avais pas trop le droit, mais c’est du passé, on peut le dire maintenant (rires) ! Ça faisait à peine neuf mètres carrés, c’était vraiment minuscule ! C’était sous un escalier, comme Harry Potter et j’y suis resté enfermé tout l’été pour faire mon deuxième album. Après ça, je fait quelques concerts et avec des potes, on a ouvert un squat à Nantes, L’Hôtel des Voyageurs. On y est rentré  vers le mois de septembre et on est resté plus d’un mois à vraiment habiter dedans avant que le proprio, qui était en prison, se pointe. Après le squat a duré jusqu’à juin 2018 mais moi je suis parti fin mars direction les Pyrénées. »

Car on en est là avec ce discret bipède d’à peine un mètre soixante-dix, capable de s’aménager un appart de quarante mètres carrés à l’intérieur du pont Général Audibert à Nantes lorsqu’il était encore étudiant, ou de se plonger dans les forums de Pure Data et Max MSP. On a clairement l’impression d’être chez l’orthophoniste avec Sylvain Tesson – et sa fameuse élocution – qui te parle de programmation. T’as envie de le suivre pour l’aventure mais t’en chies à le comprendre. Quand il te parle de synthèse sonore, t’as comme l’impression d’être avec ce type qui finissait toujours ses exos de maths en premier alors que toi t’avais encore l’équerre dans le sac.

Son deuxième synthé : le Peeps Music Box

Avec son deuxième synthé, le Peeps Music Box, réalisé ces dernières semaines et lui aussi basé sur Axoloti Core, S8JFOU est monté d’un cran tant au niveau de la programmation, des fonctionnalités qu’au niveau du design. Allez, dernier moment technique et on vous retrouve à la sortie. Encore une fois conçu d’abord pour lui, le Peeps Music Box s’inspire du Music Easel de chez Buchla, aussi appelé Electric Music Box, avec un séquenceur intégré, quatre filtres indépendants, deux oscillateurs capable de faire de la FM et de la AM, une reverb… Comme pour le premier, le projet c’est d’y ajouter des fonctions qu’on ne retrouve pas sur l’original comme la hard synchronisation entre les deux oscillateurs, un LFO « Sine ou Random » ou encore la possibilité de monter et descendre dans les octaves du clavier.

« Je ne prétends pas « reproduire » le buchla avec des choses en plus. C’est un des synthé les plus fabuleux au monde (NDLR : coûte environ 5000 euros) et son son est probablement un des seuls que le digital ne peut pas reproduire fidèlement. J’ai reproduit son fonctionnement global, ajouté des options et j’en ai aussi enlevé. Le buchla est un synthé modulaire, or le mien non. Ce qui diminue beaucoup les possibilités. C’est comme si j’avais associé des boutons aux branchements modulaires, selon moi, les plus intéressants. On appelle un branchement un « patch » et en gros mon synthé est « pré-patché » mais pas que d’une seule façon et c’est à ça que servent tout mes boutons. A changer de patch sans avoir à débrancher ou brancher un câble. Ça fait trois mois que je suis devant mon ordi à concevoir le programme pour le sauvegarder sur la carte et enfin commencer à construire les contrôleurs et l’instrument physique. »

Assis sur un tabouret, adossé à son établi, S8JFOU continue de répondre à mes questions de profane avec le calme d’un mec qui aurait dix ans de plus, partant tantôt sur les différences entre Moog et Buchla, tantôt sur Axoloti Patcher, les logiciels libres et la grosse communauté de gens qui nourrissent en permanence cette niche. Comprenant un mot sur trois, mon esprit digresse parfois sur des réflexions du type : « qui est cette personne ? Ce gars est trop loin. »

Into the wildware

Inspiré par Into The Wild et fasciné depuis son plus jeune âge par le fait de tout plaquer, pour lui le meilleur moyen en France d’être seul et que personne ne le fasse chier, c’est d’acheter un terrain non constructible et d’y faire une maison respectueuse de son environnement. « J’ai regardé les prix des terrains et sur Le Bon Coin t’en as des graves par chers. Le mien fait 2700 mètres carrés, je l’ai payé 3000 balles »

C’est donc avec ce besoin de s’isoler et de créer que S8JFOU prend, au début du printemps 2018, part avec tente, outils, pelle, pioche et nourriture pour attaquer la première étape, creuser la montagne. « Je n’ai pas le permis mais je me suis fait déposer en voiture par quelqu’un qui allait en Espagne. Je suis arrivé avec un mois de provisions environ et après j’allais faire les courses une fois par mois avec un gros sac à dos. Il fallait que je marche une heure à l’aller et une heure et demie au retour parce que ça remonte. Mais après, ça tu t’y habitues. En vrai, c’est stylé ! Ce n’est pas comme si tu marchais sur la quatre-voies ! T’es dans la montagne, tu marches dans la forêt pour aller faire tes courses ! J’ai creusé pendant peut-être deux ou trois mois et je me suis servi de toute la terre creusé pour faire les murs en la mettant dans des sacs. Il neigeait encore parfois. Il y a un même un matin où ma tente à craqué à cause de la neige. » Contraint de dormir dans un duvet enroulé à l’extérieur d’un hamac, avec pour seul toit un tarpé et la forêt, il termine les travaux en octobre 2018, après sept mois de chantier quasiment en solo et autant de passage à l’ancien abreuvoir à brebis situé sur le terrain d’en dessous pour faire le plein d’eau. Beaucoup de musiciens se diraient « barrons-nous d’ici et allons fumer des spliffs en stud’ », lui  fout un panneau solaire sur le toit et se dit que toutes les conditions sont réunies pour faire un album.

Pour son album Too Much Humans, sorti en avril 2019, « il y avait aussi une grosse recherche pour retrouver mon libre arbitre. C’est une espèce de quête impossible mais je considère que dans les villes et entouré d’hommes, t’es constamment confronté au jugement et à la peur de ce que les gens vont penser de ton travail. Peut-être qu’il y a des gens qui arrivent à ne pas ressentir ça mais moi ce n’est pas le cas. Donc s’isoler dans la solitude ça permet d’oublier tout ça et que tout perde son poids. » Travaillant dans un hôtel du village voisin de trente-cinq habitants, il en profite pour télécharger pendant son service des albums entiers d’artistes qu’il ne connaît pas ou peu. Il s’ouvre à la musique ambient, expérimentale de Daniel Johnston, Suzanne Ciani, Michael Nyman ou encore Terry Riley qui le « bouleverse complètement. Ce sont des choses dont je n’avais pas l’habitude jusque là. Parfois, c’est de l’arythmie, voire il n’y a pas de rythme, parfois c’est un son qui est dégueulasse dans le sens de la qualité mais du coup ça amène quelque chose d’hyper brut et presque enfantin. Et donc ensuite, quand je me suis mis à composer, je me suis complètement libéré…quitte à perdre le contrôle de ce que je faisais »

Mais outre ses pertes de contrôle artistiques, sa démarche personnelle prend un nouveau virage grâce à sa rencontre avec le Lyonnais Tomi Yard A.K.A vOPhoniQ. « Il a été approché par InFiné et je pense qu’il aurait pu faire la carrière de Rone… mais il s’est dit qu’il allait dans une direction dans laquelle il perdait un peu le leadership et se faisait diriger. Il a tout arrêté et a tracé sa route tout seul. Il fait partie de ces gens qui refusent totalement de percer pour l’amour de la musique, pour ne pas la décevoir, comme si c’était une personne et se donner tout entier. C’était un type qui commençait à fasciner beaucoup. Tu lis les interview avant qu’il ne « disparaisse » et tu comprends. »

Moins joué et relayé que ses précédents projets car moins accessible, plus désinhibé et plus radical dans sa conception avec la forêt et la neige comme seules barrières, Too Much Humans n’en est pas moins le projet dont il est le plus satisfait. « C’était comme si c’était de l’improvisation totale et dès qu’un truc marchait, je le poussais à fond. J’ai passé l’hiver à jouer du saxophone alors que j’en ai jamais fait de ma vie. Dans mon album, ça doit sonner souvent faux j’imagine mais c’est que je trouve génial parce que c’est libre. »

Sur le départ pour plusieurs mois d’hibernation cette fois-ci uniquement consacrés à la Vie, la musique, la lecture et la luge, on devrait le revoir à l’été 2020 avec un nouvel album et toujours cette fâcheuse tendance à nous faire penser que c’est nous qui sommes fous, pas lui…

Crédits photo en une : Nicolas Dorbon

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