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David Krakauer : « Avec les samples, on peut aller dans le passé et trouver une vérité”

A l’occasion de la sortie de The Big Picture, focus sur artiste qu’on adore et que vous connaissez peut-être déjà pour son amitié avec le DJ et MC canadien Socalled : le clarinettiste David Krakauer. Ensemble, ils ont fondé le groupe de « hip-hop-klezmer » Abraham Inc. en 2008. Depuis, on suit l’actualité du New-Yorkais. Son jazz yiddish né dans les années 80 est une mélopée unique. Son accointance avec les musiques électroniques et le hip-hop est une bénédiction. Difficile d’éviter la critique dithyrambique, en somme. Puisqu’en général on n’aime pas faire dans la génuflexion, on a préféré lui donner la parole pour vous présenter son nouvel album.

The Big Picture est un projet tout à fait inédit dans votre carrière. Comment est-il né ?

Il est né d’une discussion avec mes producteurs. Je suis très identifié “musique klezmer”. La perception que l’on a de moi est peut-être même un petit peu étroite pour le grand public. On voulait trouver quelque chose qui élargisse ce spectre. On a choisi de faire un clin d’oeil au cinéma car les gens aiment le cinéma. On va au cinéma comme chez un ami. C’est une langue commune à tous. Ceux qui pensent “le klezmer de Krakauer est un peu trop ethnique” – sans connaître ma musique, vont se dire “hey, il y a des morceaux des films de Woody Allen !”. Et puis, nous avons choisi des films avec du jazz dedans. Du jazz traditionnel, pas du free jazz.

Etait-ce un besoin de vous renouveler ?

Je cherchais simplement une nouvelle idée avec cette démarche : la recherche d’une identité. Je l’ai trouvée, très jeune, dans la culture de masse et le cinéma. La relation entre la musique, les films, et mon identité m’intéressait beaucoup.

C’est comme cela qu’ont été choisis les films dont vous reprenez les thèmes ?

Nous avons choisi des films iconiques qui ont une relation avec le judaïsme en général – pas forcément mes films préférés. Je suis fan de films ésotériques, comme les films noirs de Fritz Lang. Musicalement, les reprises devaient avoir un sens.

On vous connaissait compositeur avec vos diverses formations. On vous connaissait soliste, interprétant les œuvres d’autres compositeurs. On vous découvre ici dans une position inhabituelle de remixeur. Quelle a été votre approche musicale pour ses reprises ?

Oui, c’était un challenge de trouver mon point de vue dans ces oeuvres. Par exemple, le thème de « Sophie’s choice » est interprété originellement par tout un orchestre. Des fois dans la musique de film, les auditeurs sont comme… éloignés. Pour avoir un point de vue personnel et intime, j’ai dû trouver dans ce thème quelque chose où je pouvais mettre mon son, quelque chose d’un peu klezmer. C’est un film qui parle de camps de concentration. Son sujet a une relation avec le judaisme. Dans chaque oeuvre, j’ai du trouver cette relation.

En live, The Big Picture prend une autre dimension : un show visuel fait de projections vidéos. A quel moment avez-vous intégré cet aspect ? Dans quel cadre ont été créés les visuels ?

On a tout de suite voulu avoir ces projections visuelles mais on a d’abord enregistré le disque. Ensuite on a donné le disque aux réalisateurs, qui ont pris les thèmes principaux des films et ont réagi à la musique. Ce n’était pas de la musique faite pour le film, mais le film fait pour la musique.

« J’ai choisi des films qui parlent

spécifiquement de l’immigration

des Juifs à la fin du XIXème siècle

et après la seconde guerre mondiale »

Ce projet témoigne de votre amour pour le septième art mais aussi d’un intérêt pour la relation entre image et son. A l’avenir, souhaitez-vous composer pour le cinéma ?

Absolument. Ça m’intéresse beaucoup. Des morceaux que j’ai enregistrés ont déjà été utilisés pour le cinéma. Avec Socalled, nous avons également composé une musique pour un ciné-concert autour du film muet d’Eisenstein, Le cuirassé potemkin. Je n’ai jamais écrit pour le cinéma mais j’aimerais beaucoup. J’ai choisi des films qui parlent spécifiquement de l’immigration des Juifs à la fin du XIXème siècle et après la seconde guerre mondiale

De par son nom, The Big Picture fait référence aux musiques de films, « picture » signifiant film en anglais. On peut aussi traduire picture en portrait. Quel portrait dressez-vous dans cet opus ? Celui de la communauté juive américaine, le vôtre ?

On a tout de suite choisi le nom de l’album, avec ce jeu de mot. Heureusement, ma famille n’a pas subi la Shoah, mais son histoire a tout de même une relation avec l’immigration et l’Europe de l’est. Ces thèmes sont dans l’album. En faisant le mastering, j’ai pensé : “C’est un portrait de ma famille, c’est l’histoire d’un Juif en Amérique”. Et puis avec le cinéma, l’album raconte aussi le show business : Lenny Bruce, Mels Brooks, Woody Allen. Tous ces grands thèmes se mélangent. Finalement, je me dis : “c’est ma vie quoi”.

Le thème récurrent de l’immigration dans les extraits choisis est on ne peux plus actuelle. Est-ce quelque chose à laquelle vous pensiez en faisant vos choix ?

J’ai choisi des films qui parlent spécifiquement de l’immigration des Juifs à la fin du XIXème siècle et après la seconde guerre mondiale. En jouant ce projet maintenant, il y a effectivement un rappel à cette situation : les difficultés que rencontrent les gens qui sont en train de fuir des endroits très troublés dans le monde. Je pense à mon arrière-grand mère dans un bateau, probablement dans des conditions horribles. C’est très important de continuer de parler des choses. Les gens me disent “tu prêches un convaincu”. Mais il faut parler. Certains pourraient penser différemment et il faut continuer à parler. C’est ce que je fais durant mes concerts.

Vos concerts sont très rattachés à la tradition des fêtes juives populaires, durant lesquelles tout le monde danse et ou la musique n’en finit jamais. N’avez-vous pas peur de perdre cela avec ce nouveau projet plus visuel et figé dans le temps ?

The Big Picture, c’est un projet. J’ai mon groupe – Ancestral Groove -, j’ai un projet avec Anakronik Electro Orkestra [de Toulouse, ndlr], j’ai un projet en soliste avec l’orchestre symphonique. J’espère que les gens comprendront que dans ce concert, ils pourront avoir cette expérience dans mon monde, avec les visuels. Mais à la fin bien sur, je joue un morceau de klezmer durant lequel le public a l’opportunité de se lâcher (rires).

Vous parlez souvent de Sidney Bechet comme du professeur que vous n’avez jamais rencontré. Pourtant c’est bien le klezmer qui est l’essence de votre musique. Quel lien ressentez vous avec Dave Tarras et Naftule Brandwein ?

Sidney Bechet, c’était parce que dans ma maison, il y avait toujours de la musique classique : ma mère était musicienne, mon père chantait. Quand j’ai écouté Bechet, à onze ans, j’ai trouvé la liberté, la créativité, l’improvisation. Une porte s’est ouverte et je me suis dis que je voulais raconter des histoires avec la musique, le son : être musicien professionnel. Je me sens aussi très proche de la musique Klezmer traditionnelle. Je l’ai découverte à trente ans et l’ai étudiée soigneusement, en écoutant notamment Dave Tarras et Naftule Brandwein. J’étais et suis toujours ébloui par ces musiciens. Plus généralement, j’ai beaucoup d’influences : Coltrane, Beethoven …

La musique klezmer est une musique de transmission orale. Comment y contribuez-vous ? Encouragez-vous les jeunes musiciens qui s’y interessent à l’aborder d’abord de manière traditionnelle ?

Je leur dis : “Si vous achetez mes disques, merci, je suis flatté. Mais pour apprendre cette musique, il faut retourner à la source, écouter les musiciens qui sont venus d’Europe de l’est, avec une culture Yiddish intacte dans leur tête.” Je les encourage à écouter Tarras, Brandwein, et aussi les grands chanteurs : Molly Picon, Aaron Lebedeff. Je leur dis d’écouter le hazanout des grands chantres des synagogues. Je leur conseille de faire des transcriptions, et finalement, de faire leur musique avec tout ça.

« Avant, je n’écoutais pas beaucoup de rock.

J’étais un peu snob. Je me disais :

‘Je suis plus branché que

ces connards de branchés’. »

Depuis quinze ans, vous croisez votre Klezmer aux musiques électroniques et au hip-hop. Vos projets futurs vont-ils continuer à prendre cette voie ?

Absolument. Je trouve cela passionnant. Par exemple avec les samples, on peut aller dans le passé et trouver une “vérité”. On entend un son qu’on ne peut pas reproduire. C’est ce qu’on a fait pour le titre “Si tu vois ma mère”. La version de 58 de Sidney Bechet est merveilleuse. Il n’y avait aucun sens de faire une imitation. J’ai fait une version hip-hop et j’ai demandé à Keepalive de sampler un batteur qui jouait à l’époque avec Bechet. On l’a utilisé. Ce sont des petites traces du passé. Je trouve délicieuse cette danse entre le passé et l’avenir.

Le Juif yiddish pense qu’il est assailli en permanence par des démons. Pensez-vous que le dibbouk s’installe en vous lorsque vous montez sur scène ?

Parfois quand je joue, j’ai l’impression qu’il n’y a pas un instrument dans mes mains. Que c’est un troisième bras. Juste un outil pour exprimer des choses et chanter avec. Une fois en Pologne, après un concert, il y avait des musiciens qui jouaient. J’ai joué avec eux et j’ai arrêté après cinq heures. J’ai tout oublié. J’étais dans une transe. C’était très interessant d’être possédé comme ça. Je pense qu’il faut vraiment se laisser aller dans cette énergie. Mais attention, sur scène, ok, il y a le côté dibbouk, mais je suis surtout le chef d’orchestre. Je vérifie tout, je regarde mes musiciens et je suis très en contrôle. Cette combinaison des deux est très importante.

Récemment, le pianiste Bruce Brubaker nous parlait du New York cosmopolite des années 60/70. Vous y avez grandi à cette époque. Cette ville a-t-elle eu beaucoup d’influence sur le développement de votre musique ?

Absolument. C’est un grand privilège d’avoir vécu cette période extraordinaire. J’ai vu Duke Ellington et Charles Mingus au début des années 70. J’ai vu Ornette Coleman dans son légendaire loft sur Prince Street. J’ai pu écouter les grands musiciens du swing à la fin de leur vie, comme Papa Jo Jones, le batteur de Count Basie. Un jour, il a joué un solo que je n’oublierai jamais. Après un grand crescendo il est allé plus loin, plus loin, et à l’apogée du solo, il a frappé l’air. Il était à 100%. Il a regardé les gens et a continué, à 120% : ma cervelle est sortie de mes oreilles. J’étais scotché de voir un vieux monsieur de 70 ans faire cela avec tant d’énergie et de génie. Au lycée (Highschool of music and art), il y avait des jeunes issus de toutes les ethnies, toutes classes sociales confondues. Il y avait beaucoup de tensions entre les “races” à ce moment la. Mais pas dans cette école. Les gens avaient un but en commun et tout le monde vivait en paix, en extase ensemble. Nous faisions tous des arts visuels ou de la musique, c’était le paradis.

Vous n’avez pas écouté Jimi Hendrix et toute la musique rock ? Aujourd’hui sur scène, vous dégagez pourtant cette énergie.

C’est drôle car je n’ai pas écouté beaucoup de rock dans cette période. Je devais me dire “j’aime le jazz, je suis différent”. J’étais un peu snob. Je me disais “Je suis plus branché que ces connards de branchés. Je suis le connard le plus branché d’entre tous. Vous n’écoutez que ce que l’on vous sert à la radio”. Ainsi, j’ai manqué quelque chose. J’en suis triste. J’ai n’ai découvert le rock que plus tard. Il y a une énergie commune avec le jazz. Aujourd’hui dans ma musique il y a beaucoup de rock, de funk. Mais le mélange avec la musique traditionnelle est le point de départ. Ensuite c’est un mélange très américain. C’est surtout une énergie.

Vous parlez souvent d’une sensibilité juive en relation avec votre musique. Comment la définissez-vous ?

La sensibilité juive, c’est l’humour de Woody Allen lorsqu’il parle de la famille juive. En stand up, il dit “Je viens dans le salon et ma mère est en train de tricoter un poulet. – Maman, je vais divorcer – Elle se lève, va au four et se jette dedans”. Cette sensibilté est merveilleuse chez Woody Allen, ça me parle beaucoup.

Tracklist

01. Willkommen [Extrait de Cabaret de Bob Fosse]
02. La Vita E Bella [Life Is Beautiful] [Extrait de La Vie Est Belle de Roberto Benigni]
03. Si Tu Vois Ma M?re [If You See My Mother] [Extrait de Midnight In Paris de Woody Allen]
04. Body And Soul [Extrait de Radio Days Woody Allen]
05. The March [From The Love For Three Oranges] [Extrait de Guerre et Amour de Woody Allen]
06. Moving To The Ghetto [Extrait de La Pianiste de Roman Polanski]
07. The Family [Extrait de Avalon de Barry Levinson]
08. Honeycomb [Extrait de Lenny Bob Fosse]
09. Love Theme [Extrait de Le Choix de Sophie de Alan J. Pakula]
10. Keep It Gay [Extrait de Les Producteurs de Mel Brooks]
11. People [Extrait de Funny Girl de William Wyler]
12. Tradition [Extrait de Un Violon Sur Le Toit de Norman Jewison]

The Big Picture sortira en CD sur Label Bleu / L’autre distribution le 16 octobre.

David Krakauer jouera le 21 novembre à 20h30 à La Cigale dans le cadre du festival Jazz’n’Klezmer.

© GMD Three
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